Opinions : Croquis mensuel de Pascal Francq – Septembre 2015
Pascal Francq

De qui se MOOC-t-on ?

Septembre est synonyme de rentrée académique pour des millions d’étudiants dans un contexte de globalisation du champ universitaire. Avec la généralisation de l’anglais [A]  [A] Un sujet qui mérite une réflexion en soi. et des technologies de l’information et de la communication (TIC), l’apprentissage en ligne apparaît aux plus enthousiastes comme la solution aux nombreux défis posés par la société de la connaissance dans laquelle nous évoluons désormais.

Le mythe de l’étudiant africain suivant gratuitement un cours de Harvard

L’intérêt de déployer les TIC dans un contexte pédagogique est double. Il s’agit d’abord de proposer des dispositifs pédagogiques plus attrayants (exercices, capsules vidéo, etc.). Pour certains, il faut répondre aux attentes d’étudiants aujourd’hui plus exigeants et n’acceptant plus la monotonie des cours ex-cathedra [1]. Mais les TIC permettent également à ces dispositifs d’être accessibles de n’importe où, le plus souvent grâce à un simple navigateur. De fait, entre 2002 et 2008, rien qu’aux États-Unis, le nombre d’étudiants qui suivent une formation en ligne passe de 1,6 millions à 2,4 millions [2].
Les MOOC, plus que tout autre phénomène, symbolisent cette métamorphose. Les MOOC (pour «Massive Open Online Course») sont des cours en ligne, a priori ouverts à tous, et suivis par un grand nombre d’étudiants habitant les quatre coins de la planète. En pratique, si toutes les universités se sentent obligées d’en proposer pour apparaître modernes, seules les plus réputées drainent réellement un large public international. Les trois premiers cours d’informatique mis en ligne par l’Université Stanford en 2011 attirent ainsi plus de 100.000 étudiants.
Il est vrai que les TIC permettent de concevoir des contenus pédagogiques qui auraient pu paraître incroyables il y a quelques années seulement. Outre des vidéos et des manuels numériques, certains dispositifs pédagogiques mettent en œuvre des logiciels proposant des fonctionnalités complexes (telles une application graphique 3D pour manipuler des molécules), voire intègrent de l’intelligence artificielle (comme un solveur de problèmes de logique capable d’accompagner en temps réel des étudiants dans la résolution de problèmes) [3].
Non seulement les TIC rendent possibles la production et la diffusion massive de contenus numériques époustouflants, mais les ordinateurs personnels (y compris les matériels mobiles) offrent des possibilités d’interaction et de personnalisation impressionnantes. Les environnements proposés par certains mondes synthétiques [B]  [B] Par «mondes synthétiques», j’entends les éléments propres aux jeux en ligne avec lesquels le joueur interagit. Généralement, ils représentent un monde imaginaire, souvent fantastique. ou par le magazine multimédia de fiction Ùropa lèvent un coin du voile sur les potentialités du numérique. Tous les espoirs semblent donc permis.
Une étude de 2014, régulièrement citée, relate une expérience menée sur un cours d’introduction à la statistique [4]. Les étudiants sont répartis en deux groupes : l’un suit le cours en ligne et rencontre un assistant une heure par semaine, le second suit le cours de manière «traditionnelle». L’évaluation finale ne montre aucune différence entre les deux groupes.
Le mythe de l’étudiant africain suivant gratuitement un cursus offert par Harvard alimente un engouement qui dépasse les sphères académiques. La révolution de l’enseignement serait en marche. Dépassées les barrières économiques, sociales et physiques ! Les connaissances sont dorénavant accessibles à tous. Ces «développements historiques vont libérer des centaines de millions de personnes à travers le monde» [3].

Un techno-déterminisme enchanté

S’il est indéniable qu’internet offre un accès aux connaissances comme jamais auparavant, assiste-t-on pour autant à une émancipation intellectuelle accrue ? On peut sérieusement en douter devant le renouveau de l’extrémisme religieux de tout poil ou le succès du climato-scepticisme aux États-Unis, pourtant le pays d’internet et des MOOC.
En réalité, l’utilisation des TIC relève trop souvent de la pensée magique : il suffirait de quelques ressources pédagogiques en ligne pour renouveler des enseignements traditionnels poussiéreux. Ainsi, mieux vaudrait un cours basé sur des capsules vidéo créées par un enseignant, même motivé, ayant une mauvaise appréciation du rôle de ce cours dans le cursus des étudiants, qu’un cours ex-cathedra donné par un bon transmetteur de savoirs. Est-ce bien sérieux ?
Autre postulat merveilleux : c’est le caractère numérique qui confère la qualité à une ressource pédagogique. Si les possibilités des TIC sont immenses, concevoir des contenus numériques riches et de qualité, qu’ils aient une vocation pédagogique ou non, demande des compétences techniques poussées et des moyens financiers parfois importants. Du coup, de nombreux enseignants se contentent de mettre l’un ou l’autre PDF en ligne ce qui, en pratique, n’apporte pas grand-chose par rapport au syllabus-papier homothétique.
Il est également difficile d’imaginer que l’on puisse remplacer efficacement certains dispositifs pédagogiques hors ligne (notamment des laboratoires) par des dispositifs en ligne. On espère tous que le médecin qui nous soigne aura déjà été confronté à un corps humain avant d’exercer !
De plus, si certains dispositifs d’évaluation et d’auto-évaluation élaborés existent (comme la manipulation de molécules décrite plus haut), l’évaluation reste un problème dans les dispositifs pédagogiques en ligne. Elle se résume trop souvent à des QCM ou de simples «textes à trous», et privilégie donc la restitution plutôt que la compréhension.
Et peut-on réellement tout évaluer par ordinateur ? Si des dispositifs technologiques peuvent évaluer des connaissances générales (telles des définitions de concepts) ou des raisonnements de logique formelle ayant un nombre limité d’alternatives (comme une démonstration mathématique simple), aucun n’est encore capable d’analyser finement une dissertation. Même le puissant logiciel de traitement de textes éprouve des difficultés à obtenir des résultats probants dans des situations complexes [5]. Or l’évaluation et l’auto-évaluation sont des étapes indispensables d’un processus d’apprentissage.

Comment transmettre ?

Concernant les MOOC, la multitude d’apprenants venant d’horizons parfois fort éloignés constitue une autre difficulté. Jonathan Philippe explique parfaitement que l’enseignement d’un savoir passe par des contraintes et des pratiques [6], dont la logistique et la pratique-cible. Et pour bien transmettre des savoirs, il faut en tenir compte.
La logistique inclut l’organisation des cursus, notamment l’établissement des pré-requis des différents cours. Or, plus le public d’un cours est varié, moins l’ensemble de pré-requis communs est grand. Si une introduction générale (par exemple sur la chimie générale) peut toucher un large public, proposer des dispositifs d’évaluation pertinents, ce qui en fait un bon candidat pour un MOOC, c’est nettement moins évident pour des matières plus spécialisées.
Il en est de même pour la pratique-cible, que Philippe définit comme «la pratique qui constitue l’horizon, souvent professionnel, auquel se destine la majorité des étudiants qui suivent le cours» [6]. Si plusieurs pratiques-cibles peuvent correspondre à un même cours (comme celui d’un tronc commun), croire qu’on peut indéfiniment les multiplier tout en conservant une cohérence pédagogique est illusoire. Des réalités de terrain différentes ne demandent évidemment pas les mêmes compétences et connaissances à acquérir.
Cette double difficulté explique sans doute pourquoi, si de très nombreux internautes peuvent participer à des MOOC, seule une infime minorité va jusqu’au bout. Elle explique aussi pourquoi il s’agit pour l’essentiel de personnes ayant déjà une solide formation universitaire occidentale [7].
Au demeurant, penser qu’une formation, dans l’enseignement supérieur ou ailleurs, ne se résume qu’à des cours pouvant être suivis sans (quasi) aucune présence physique relève de la fiction. Un processus d’apprentissage ne se limite pas aux seules connaissances acquises, mais inclut également la maîtrise de compétences, notamment sociales (présenter oralement, gérer des conflits, etc.). Or on connaît depuis longtemps l’importance du mimétisme — l’imitation inconsciente ou non des comportements d’autrui — comme un mécanisme essentiel de l’apprentissage social [8]. L’absence d’interactions en face-à-face limite donc fortement les opportunités de maîtriser des compétences importantes.
Il n’est donc pas étonnant que les pédagogues rappellent qu’une participation présentielle doit compléter un dispositif en ligne pour un processus d’apprentissage efficace [9]. Dans l’expérience décrite plus haut, il y a d’ailleurs bien une composante présentielle prévue pour les étudiants suivant la version en ligne du cours (que les auteurs désignent du reste par «cours hybride») [4].

Des réalités socio-économiques cachées

L’aveuglement technologique qui caractérise nos sociétés occidentales, et qui dépasse de loin le seul champ académique, contribue surtout à obscurcir certaines réalités socio-économiques. Penser que les MOOC vont renverser l’ordre capitalistique relève du mirage car les institutions d’enseignement supérieur sont largement intégrées dans ce que certains appellent, à juste titre, le «capitalisme académique» [10, 11].
L’évolution du champ académique depuis les années 1980 et l’avènement du néolibéralisme se caractérise notamment par une diminution importante des financements publics structurels non ciblés. Les universités se voient non seulement obligées de quémander des fonds publics par l’intermédiaire d’appels à projets délimités (accompagnés d’une pléthore de contraintes bureaucratiques), mais elles doivent aussi chercher des fonds extérieurs.
Les MOOC s’inscrivent évidemment dans cette dynamique. S’ils peuvent marginalement permettre de détecter des étudiants prometteurs auxquels des bourses seront proposées, les MOOC constituent aussi une opportunité commerciale. Aux Etats-Unis, de plus en plus d’universités profitent d’ailleurs des investissements nécessaires pour créer des MOOC de qualité et renforcer ainsi leur propriété intellectuelle sur les formations dispensées par leurs enseignants [11]. De fait, si les universités proposaient gratuitement demain l’équivalent de formations aujourd’hui accessibles uniquement avec un minerval, parfois très élevé, elles fermeraient rapidement leurs portes. De plus, peut-on croire que des contenus de qualité, qui demandent temps et savoir-faire, se créeront gratuitement grâce aux TIC ?
Si les formations proposées actuellement par les «grandes universités» sont gratuites, c’est sans doute parce que les modèles économiques adéquats ne sont pas encore établis, et qu’elles ne donnent pas d’équivalence aux diplômes obtenus après un long cursus payant. Parmi les plates-formes de MOOC créées par ces «grandes universités» — Coursera, Udacity et edX —, il n’est pas anodin que deux d’entre-elles soient des entreprises commerciales. Si la création d’un MOOC de qualité demande du capital et des savoir-faire, dont seules quelques institutions d’enseignement supérieur pourraient disposer, son coût marginal d’exploitation a l’avantage d’être quasi nul [C]  [C] Le coût marginal d’exploitation est le coût supplémentaire associé à la production de la dernière marchandise. Dans le cas d’un MOOC, il correspond au coût nécessaire pour qu’un étudiant supplémentaire suive le cours. Il est évidemment qu’il est le plus souvent nul. Seul un accroissement très important du nombre d’étudiants demanderait un investissement pour étendre les infrastructures technologiques, mais qu’un bon modèle économique compenserait aisément..
Il existe dès lors un risque qu’un oligopole émerge où quelques plates-formes de référence appartenant aux «grandes universités», et pouvant coopérer demain avec des géants de l’internet tels Google et Facebook, monopoliseront le «marché de l’enseignement en ligne». Pourquoi en effet suivre un MOOC d’une «bonne université» si un MOOC sur la même matière est proposé par une «grande université» ? Une telle évolution contribuerait de surcroît à renforcer la domination de la vision du monde anglo-saxonne. On imagine aisément que des MOOC dédiés à une introduction à l’économie marginaliseront un peu plus les idées critiques.
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron montrent dans les années 1970 que l’institution universitaire contribue surtout à la reproduction des élites [12]. Se côtoyer sur un campus donne notamment aux étudiants l’opportunité de tisser des relations privilégiées mobilisables dans le futur, ce que Facebook ou LinkedIn peuvent difficilement compenser. Certes, depuis, on assiste à une massification de l’enseignement supérieur [13]. Mais sa démocratisation est loin d’être complète : les «grandes universités» ne diplôment pas beaucoup plus d’étudiants qu’auparavant, les minervals augmentent (parfois de manière inflationniste) et l’origine socio-économique d’un étudiant conditionne encore fortement sa réussite finale.
Au contraire, l’écart entre les institutions d’élite et les «universités normales» ne cesse de se creuser. À titre de comparaison, le budget de fonctionnement de Stanford s’élève en 2014 à plus de 3,9 milliards d’euros là où celui d’une des meilleures universités belges francophones atteint 315 millions d’euros. Au final, en donnant l’illusion de mettre les formations des institutions d’élite à portée de tous, les MOOC pourraient contribuer à une dé-démocratisation de l’enseignement supérieur !

Une pédagogie renouvelée

Il ne s’agit évidemment pas de figer les enseignements dans un formol constitué de cours ex-cathedra débités d’une voix monocorde. Les TIC participent indiscutablement à une nécessaire refonte des processus d’apprentissage, et les MOOC ouvrent des perspectives inégalées en matière de diffusion de savoirs. Un environnement informatique permet également, en étudiant les pratiques d’apprentissage des étudiants, d’améliorer les dispositifs pédagogiques. Et il est tentant en période de disette financière publique de se reposer de plus en plus sur l’apprentissage en ligne.
Mais la réponse aux défis de l’enseignement (aussi bien général que supérieur) n’est pas uniquement technologique. Il faut mobiliser les recherches en neurosciences et en pédagogie, repenser les savoirs à transmettre, les manières d’y arriver, ainsi que les besoins et attentes des étudiants. Il faut surtout financer les institutions à la hauteur des enjeux : aucun programme informatique ne peut remplacer un encadrement suffisant et de qualité !
Ce qui est vrai pour les étudiants «locaux» l’est également pour les autres. Si on désire réellement accroître le nombre d’intellectuels et de travailleurs hautement qualifiés (médecins, chercheurs, etc.) dans les «pays en voie de développement», déployer des MOOC ne suffit pas. Les pays riches doivent continuer à financer l’aide au développement en matière d’éducation et à accueillir les futures élites intellectuelles pour qu’elles accèdent aux meilleures formations. Une réelle coopération doit s’établir et dépasser une relation trop souvent paternaliste et condescendante.
Dans un monde caractérisé par le retour d’un certain obscurantisme et d’idéologies de rejet et de repli sur soi, l’éducation de nos populations devrait rester un objectif vital. L’indispensable ouverture des universités ne peut se limiter à mettre en ligne des contenus pédagogiques, aussi bien construits soient-ils. Les professionnels académiques (professeurs, assistants et chercheurs) ont un rôle essentiel à jouer pour que les universités ne soient pas seulement des machines à reproduire les élites intellectuelles (et trop souvent sociales), mais qu’elles s’inscrivent aussi dans une mission d’émancipation de tous.
Il est crucial que les professionnels académiques s’investissent dans l’enseignement et soient mieux formés à la transmission de savoirs [D]  [D] Aujourd’hui, rares sont ceux qui se retrouvent en face d’étudiants à avoir suivi une formation adéquate.. Mais pour cela, les universités devraient modifier leur évaluation qui, aujourd’hui, repose uniquement sur les articles ultra-spécialisés publiés dans les revues scientifiques, anglo-saxonnes surtout [E]  [E] Malgré cette forme d’évaluation, beaucoup de professionnels académiques se décarcassent évidemment pour «donner cours correctement». Mais un nombre croissant se désintéressent complètement de l’enseignement.. Mais ceci est une autre histoire…

Références

[1] Tekla S. Perry, « Risk Taker », IEEE Spectrum, 49(5), p. 28, 2012.

[2] Marina Krakovsky, « Degrees, Distance, and Dollars », Communications of the ACM, 53(9), pp. 18–19, 2010.

[3] Kevin Carey, The End of College: Creating the Future of Learning and the University of Everywhere, Riverhead Books, 2015.

[4] William G. Bowen, Matthew M. Chingos, Kelly A. Lack & Thomas I. Nygren, « Interactive Learning Online at Public Universities: Evidence from a Six-Campus Randomized Trial », Journal of Policy Analysis and Management, 33(1), pp. 94–111, 2014.

[5] Brandon Keim, « Dr. Watson Will See You... Someday», IEEE Spectrum, 52(6), 2015.

[6] Jonathan Philippe, Fabriquer le savoir enseigné, De Boeck, 2010.

[7] Grainger, Barney, Massive Open Online Course (MOOC) Report 2013, rapport, University of London International Academy, 2013.

[8] Albert Bandura, « Self-efficacy: Toward a Unifying Theory of Behavioral Change », Psychological Review, 84(2), pp. 191–215, 1977.

[9] Starr Roxanne Hiltz, Murray Turoff & Linda Harasim, « Development and Philosophy of the Field of Asynchronous Learning Networks », The Sage Handbook of e-Learning Research, Richard Andrews & Caroline Haythornthwaite (ed.), pp. 55–73, Sage Publications, 2007.

[10] Sheila Slaughter & Larry L. Leslie, Academic Capitalism: Politics, Policies, and the Entrepreneurial University, Johns Hopkins University Press, 1999.

[11] Sheila Slaughter & Gary Rhoades, Academic Capitalism and the New Economy: Markets, State, and Higher Education. Johns Hopkins University Press, 2010.

[12] Pierre Bourdieu & Jean-Claude Passeron, La reproduction, Les Éditions de Minuit, 1970.

[13] François Dubet, «Dimensions et figures de l’expérience étudiante dans l’université de masse», Revue française de sociologie, 35(4), pp. 511–532,1994.