Opinions : Croquis mensuel de Pascal Francq – Janvier 2016
Pascal Francq

Mettre un nom sur les choses, c'est les comprendre

On imagine souvent les chercheurs participant à des débats stériles sur le sexe des anges. Ce billet semble de prime abord renforcer cette vision puisque je vais y disserter de l’adjectif décrivant au mieux internet et ses artefacts (technologies utilisées, services en ligne, contenus accessibles, etc.).
Et pourtant. De nombreuses personnes perçoivent internet et ses artefacts comme des boîtes noires agissant comme de simples médiateurs techniques neutres. Les adjectifs «virtuel» et «immatériel», qui leur sont le plus fréquemment associés, symbolisent cette conception. Or, comme j’essayerai de le montrer, celle-ci est erronée.
En m’interrogeant sur la bonne manière de nommer les choses, j’espère contribuer à aider quelque peu le lecteur à mieux appréhender la manière dont internet se matérialise concrètement dans sa vie quotidienne.

L’illusion du virtuel

Introduit d’abord de manière pertinente par IBM pour nommer un mécanisme innovant de gestion mémoire [1] [A]  [A] La «mémoire virtuelle» est un mécanisme qui permet de gérer une quantité de données plus importante que la taille de la mémoire vive. Concrètement, ce mécanisme exploite le fait que, à un moment donné, toutes les données ne sont pas utiles au bon fonctionnement d’un programme. On peut dès lors en conserver une partie sur un disque dur et non en mémoire vive., l’adjectif «virtuel» a ensuite été accolé à toutes sortes d’artefacts informatiques. Ainsi parle-t-on de «réalité virtuelle» ou encore de «machines virtuelles». Pour le Larousse, «virtuel» désigne quelque chose «qui n’est qu’en puissance, qu’en état de simple possibilité (par opposition à ce qui est en acte)».
L’adjectif fait son apparition en association avec internet à la fin des années 1990 avec l’expression «communautés virtuelles» pour décrire des collectifs d’internautes ayant des interactions en ligne [2]. Si l’expression «réseaux sociaux en ligne» s’est imposée depuis (par exemple pour décrire Facebook ou LinkedIn), l’idée d’une dissociation entre un «monde réel » et un «monde virtuel» persiste encore.
Mais une telle dualité est artificielle. Les exemples montrant les impacts sur la vie réelle d’un monde soi-disant virtuel sont légion. Ainsi, plusieurs entreprises vont jusqu’à déterminer la solvabilité d’une personne en fonction de sa popularité sur les réseaux sociaux en ligne [3] [B]  [B] L’idée sous-jacente est qu’un internaute ayant de nombreuses relations en ligne pourra plus facilement retrouver un travail en cas de chômage, et donc sera en mesure de continuer à honorer ses engagements financiers. Un autre fait tragique est le suicide de cette jeune adolescente après que la mère d’une camarade de classe lui ait brisé le cœur en se faisant passer pour un garçon sur un réseau social en ligne [4].
Impossible, donc, de dissocier vie en ligne et vie hors ligne. Une solution de rechange consista alors à privilégier l’adjectif «immatériel» pour distinguer ce qui est formé de bits de ce qui est formé d’atomes. À l’époque, je l’ai adoptée ; pourtant, aujourd’hui, il m’apparaît que cet adjectif tend aussi à dissimuler de très nombreux impacts d’internet.

Le malentendu des ingénieurs

Cette dichotomie physique-immatériel repose, en partie sans doute, sur les principes architecturaux utilisés pour concevoir internet. Deux choix m’apparaissent plus particulièrement comme alimentant cette différenciation. La figure ci-dessous, issue de Wikipédia, est certes technique, mais illustre leur impact sur notre représentation d’internet.
figure figs/Data_Flow_of_the_Internet_Protocol_Suite.png
Figure 1 Les choix technologiques d’internet.
Le premier choix correspond à la partie inférieure de la figure. Il s’agit du principe de bout-à-boutend-to-end principle») : lors d’un échange de données entre deux nœuds (par exemple un smartphone et un serveur Web), les nœuds intermédiaires servant à la transmission se bornent à des fonctions très limitées (parties jaune et verte). Cette conception donne donc l’illusion d’une neutralité de l’infrastructure d’internet.
Le second choix se traduit par les deux flèches verticales à gauche et à droite de la figure : c’est le principe de l’architecture en couches. Disons, pour faire simple, qu’il s’agit de dissocier des tâches de complexités différentes. En «bas», les fonctions simples d’échange de paquets de données ; en «haut», leur interprétation fonctionnelle (un courriel, une page Web, etc.).
Il paraît dès lors naturel d’ajouter une «couche humaine», en haut à gauche et à droite, pour représenter les internautes. Ainsi, deux (ou plusieurs) internautes interagissent ensemble dans une réalité «physique» grâce à des services et des contenus en ligne qui ne seraient que de simples supports immatériels, accessibles via un internet, véhicule de télécommunication innocent. Mais une telle vision ne résiste pas à l’analyse.
Au contraire, internet et ses artefacts sont traversés par une multitude de matérialités. Je reprendrai la définition de la matérialité comme «le caractère physique et l’existence d’objets et d’artefacts qui les rendent utiles et utilisables pour certaines fins dans certaines conditions» [5]. Pour le dire autrement, la matérialité induit une notion «de limites» là où l’immatérialité sous-entend une sorte de «potentialité infinie».

La matérialité des infrastructures

Dès les années 1960, Marshall McLuhan théorise l’influence de la matérialité d’un média sur la perception des messages transmis [6, 7]. Sa théorie, établie pour la télévision et la radio, s’incarne dans sa célèbre formulation : «Le média est le message.» Mais ses recherches, d’une lecture ardue, restent aujourd’hui largement oubliées [C]  [C] Par contre, une autre expression proposée en premier par McLuhan persiste : celle du «village global» dans lequel se retrouveraient les individus dès lors que les technologies permettent de s’affranchir des barrières géographiques et temporelles..
S’il est faux d’affirmer que les infrastructures d’internet déterminent entièrement les usages faits de ses artefacts, il n’en demeure pas moins que la matérialité de ces infrastructures est une réelle contrainte. Ainsi, plusieurs experts craignent qu’internet finisse par s’écrouler sous le poids d’une masse exponentielle de contenus mis en ligne que ses infrastructures ne seraient plus capables de gérer (des «tuyaux trop petits») [8].
Les différentes fractures numériques témoignent que l’absence de connexion physique à ces infrastructures (par câble ou par air) est un autre problème. Elles sont d’abord géographiques : les taux de pénétration d’internet varient fortement d’une région du monde à l’autre. Mais elles sont aussi sociales. Une enquête américaine sur l’accès à internet entre 2010 et 2015 montre que 90% des titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur disposent d’un accès, alors qu’ils ne sont que 66% parmi les Américains n’ayant pas terminé leurs secondaires.
Des limites caractérisent également les protocoles TCP/IP au cœur d’internet. Sans entrer dans une explication technique [10], les nœuds intermédiaires discriminent, involontairement, certains flux de données. La taille matérielle d’internet (des millions de nœuds) rend impossible toute vision globale de la situation du réseau. Du coup, en pratique, notamment lorsque des nœuds intermédiaires sont congestionnés, c’est le hasard qui détermine quelles données seront favorisées [D]  [D] En réalité, les données sont traitées dans l’ordre de leur arrivée : les premières arrivées sont les premières traitées. C’est ce principe de traitement, a priori équitable, qui génère une discrimination de fait. Car, concrètement, si pour certains types de contenus (par exemple des courriels), un petit délai n’entraîne aucune conséquence néfaste, il en est différemment pour d’autres types (tels des communications vocales ou de contenus multimédias en lecture continue).. Un des concepteurs d’internet propose d’ailleurs de changer le fonctionnement des nœuds intermédiaires [9].
De plus, pour assurer la gestion et la sécurisation d’internet, les opérateurs de ces infrastructures prennent des décisions qui ne sont pas que techniques [11]. En particulier, ils «filtrent» les données pour en bloquer certaines (notamment pour contrer des attaques informatiques). Malheureusement, il est difficile de qualifier précisément les données à stopper et celles à laisser passer. En pratique, on assiste régulièrement à des phénomènes de surblocage où des «données légitimes» se retrouvent bloquées par excès de prudence [12].
Dans ce cadre précis, rappelons la censure qui touche tant les pays autoritaires que certaines démocraties telles la Turquie [13]. Celle-ci se matérialise notamment par le blocage de certains sites Web ou services en ligne. Penser les infrastructures d’internet comme un transporteur de données neutre et transparent relève donc, au mieux, de l’utopie. La majorité de la population mondiale n’a en fait pas voix au chapitre dans le «village global».

La matérialité des artefacts en ligne

On pourrait penser qu’en quittant les atomes constitutifs des «tuyaux d’internet» pour les bits caractérisant les artefacts en ligne, on s’affranchirait quelque peu de cette matérialité. Il n’en est rien : internet nous promettait liberté et évasion, mais il nous contraint à 140 caractères [E]  [E] Je transforme ici une phrase formulée à l’origine par Peter Thiel, l’un des co-fondateurs de PayPal : «We wanted flying cars, instead we got 140 characters.» !
Twitter incarne bien en effet cette matérialité propre aux artefacts en ligne. La limite de taille des messages implique de facto des contraintes. D’où l’émergence d’une «textualité dynamique» propre à la communication en ligne [14]. Celle-ci se traduit, entre autres, par un style proche de l’oral, les abréviations, plus ou moins intuitives, et autres hashtags. Quelques heures sur Twitter suffisent à mesurer l’impact de ces éléments sur les formes de discours possibles.
Le printemps arabe, par exemple, illustre pour beaucoup la dimension libertaire d’internet, et certains parlaient même à son propos de «révolutions Facebook et Twitter». Si ces services se sont révélés de puissants outils de mobilisation, ils n’ont guère permis l’émergence d’un véritable projet commun. C’est bien leur matérialité des messages plutôt courts prélevés parmi d’autres pour ensuite être «re-tweetés» et «likés» en dehors du contexte initial qui les rendent inaptes à la construction d’un programme collectif.
Même la «dématérialisation des œuvres», expression qui suggère un simple changement de support, est partiellement trompeuse. Prenons les fichiers numériques audio : leur malléabilité [F]  [F] Je ne parle pas de la création artistique proprement dite, mais de la simplicité avec laquelle une œuvre créée peut être découpée et transformée en fichier(s) numérique(s) pour ensuite être diffusée par plusieurs canaux sous plusieurs formes. ébranle la cohérence des œuvres numérisées. En effet, la vente de morceaux à la pièce et l’écoute en ligne (gratuite) entrecoupée de publicités détruisent en grande partie l’idée même de l’intégrité d’une œuvre. Il y a donc bien une matérialité propre aux contenus multimédias dématérialisés !

La matérialité d’internet a-t-elle une dimension cognitive ?

Cette matérialité d’internet et de ses artefacts en ligne s’incarnerait-elle aussi chez les humains ? Différents éléments le suggèrent.
On oublie trop souvent que les technologies sont conçues et développées par des ingénieurs/informaticiens «matériels». Par l’affirmation «le code est la loi», Lawrence Lessig rappelle que les choix de ceux qui conçoivent les algorithmes (le code) conditionnent grandement les usages qui en sont faits [15]. Or ces choix sont l’incarnation des convictions, des formations et des parcours de vie de ces ingénieurs/informaticiens, ce que je nomme «l’habitus de la Silicon Valley».
Prenons les recommandations en ligne. Celles-ci sont généralement basées sur une échelle de notations comprise entre 0 et 5. Techniquement, on peut comprendre ce choix : un «profil d’utilisateur» est alors représenté par un vecteur, objet mathématique pour lequel de nombreux algorithmes existent. Mais matérialiser notre sensibilité artistique par une suite de nombres compris entre 0 et 5 est fortement réducteur. Ces algorithmes se retrouvant partout, nous sommes désormais réduits à cette représentation superficielle par ces ingénieurs/informaticiens.
Certains affirment même qu’internet influence la cognition de tout internaute régulier [16]. Une étude semble indiquer, par exemple, que nos mécanismes mémoriels diffèrent suivant que l’on dispose ou non d’un accès continu à internet [17]. Cette étude conclut notamment que les internautes ne retiennent alors plus une information mais plutôt la manière de la retrouver via les outils de recherche en ligne.
Internet et ses artefacts sont donc non seulement le produit de l’agencement des neurones et des synapses des ingénieurs/informaticiens qui les développent, mais ils influencent également cet agencement chez ceux qui les utilisent.

Des artefacts synthétiques ?

Dans son étude sur les jeux en ligne, Edward Castronova introduit, pour les décrire, l’expression «monde synthétique» [18]. Leur complexité actuelle fait qu’ils proposent leur propre réalité, un tout cohérent caractérisé notamment par le choix qui est fait de certaines règles «physiques» [G]  [G] Un exemple de «règle physique» est l’impossibilité pour les personnages d’un jeu en ligne de traverser des murs dans le monde synthétique.. Castronova critique dès lors la dénomination de «mondes virtuels» en montrant qu’événements en ligne et hors ligne s’influencent mutuellement.
Le Larousse propose plusieurs définitions pour l’adjectif «synthétique». L’une d’elles, liée à la chimie, fait référence à ce «qui est produit par synthèse». Cette dernière est définie comme la «préparation d’un composé chimique à partir des éléments constitutifs». La synthèse chimique suppose la création d’un composé à partir d’autres composés, les caractéristiques physiques propres au premier dépendant de celles des seconds et des réactions chimiques utilisées lors du processus.
Il existe un parallèle entre le processus de développement technologique et celui de la synthèse chimique. Les ingénieurs/informaticiens empilent des briques («building blocs») et conçoivent, à partir de briques très élémentaires, des briques plus complexes. Tout comme pour un composé chimique, le processus de développement confère à un artefact en ligne (moteur de recherche, réseau social en ligne, etc.) sa matérialité.
Dès lors, faute de mieux, l’utilisation de l’expression «artefacts synthétiques» serait peut-être plus à même de rappeler que ceux-ci sont la synthèse d’un certain nombre de caractéristiques propres aux briques qui les composent mais aussi aux humains qui les conçoivent et les développent. Ces caractéristiques contraignent leurs utilités et leurs utilisabilités et leur confèrent dès lors une matérialité.

Mieux comprendre pour mieux éduquer

J’espère avoir montré qu’une question a priori théorique et très pointue «Quel adjectif caractérise le mieux internet et ses artefacts synthétiques ?» permet de mettre en lumière des phénomènes plus complexes ayant un impact sur nos vies. En qualifiant ces artefacts de «virtuels» ou d’«immatériels», on contribue à les rendre opaques. Or impossible d’utiliser internet intelligemment en considérant ses artefacts synthétiques comme de simples boîtes noires.
Il est crucial que des recherches poursuivent la déconstruction des technologies qui nous environnent. De trop nombreux chercheurs se cantonnent encore, à tort, soit dans le techno-déterminisme, soit dans le socio-déterminisme. Des approches plus pertinentes étudient en parallèle le développement des technologies et des usages qui en sont faits. Il faut surtout s’affranchir des discours des «gourous du Net», souvent auto-proclamés, qui sont, pour la plupart, des geeks peu critiques ou des représentants d’entreprises du numérique (voire les deux).
Un effort particulier devrait également être fourni pour mieux former les citoyens et les aider à mieux appréhender internet et, notamment, ses artefacts synthétiques. Je milite depuis des années pour l’introduction d’un «cours d’éducation numérique» dans l’enseignement obligatoire. Mais cela demanderait des moyens supplémentaires et une meilleure formation de nos enseignants qui se sentent majoritairement perdus face aux technologies.
On pourrait également se demander qui a intérêt à maintenir le brouillard autour de la matérialité d’internet et de ses artefacts synthétiques. Peut-être certains ingénieurs/informaticiens souhaitent-ils garder seuls le contrôle des entrailles d’internet ? Peut-être plusieurs multinationales du numérique ne verraient-elles pas d’un bon œil une plus grande régulation des artefacts synthétiques qu’elles commercialisent ? Mais ceci est une autre histoire…

Références

[1] Christophe Lejeune, «From Virtual Communities to Mediated Collectives», Collaborative Search and Communities of Interest, Pascal Francq (éd.), IGI Global, 2010.

[2] Howard Rheingold, The Virtual Community: Finding Commection in a Computerized World, Addison-Wesley, 1993.

[3] Erika Eichelberger, «Can You Be Denied a Loan Because You’re Unpopular on Facebook?», Mother Jones, 2013.

[4] Jaron Lanier, You Are Not a Gadget, Borzoi Book, 2010.

[5] Leah A. Lievrouw, «Materiality and Media Communication and Technology Studies: An Unfinished Project», Media Technologies – Essays on Communication, Materiality, and Society, Tarleton Gillespie, Pablo J. Boczkowski & Kirsten A. Foot (éd.), MIT Press, 2014.

[6] Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy: The Making of the Typographic Man, Routledge, 1962.

[7] Marshall McLuhan & Quentin Fiore, The Medium is the Message: An Inventory of Effects, Gingko Press, 1967.

[8] Ben Spencer, « Is the internet on the brink of collapse? » Dayly Mail, 2015.

[9] Lawrence G. Roberts, « A Radical New Router », IEEE Spectrum, 46(7), pp. 3035, 2009.

[10] Pascal Francq, Neutrality in internet regulation: three regulatory principles, essai technique, Paul Otlet Institute, 2015.

[11] Marcelo Thompson, « In Search of Alterity: On Google, Neutrality and Otherness », Google and the Law, Aurelio Lopez-Tarruella (éd.), T. M. C. Asser Press, 2012.

[12] Christopher T. Marsden, Net Neutrality: Towards a Co-Regulatory Solution, Bloomsbury Academic, 2010.

[13] Urs Gasser, Robert Faris & Rebekah Heacock, « Internet Monitor 2013: Reflections on the Digital World », SSRN Scholarly Paper, 2013.

[14] Jacques Anis, Texte et ordinateur: l’écriture réinventée ?, De Boeck, 1998.

[15] Lawrence Lessig, Code: Version 2.0, Basic Books, 2006.

[16] Nicholas Carr, Internet rend-il bête ? : Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, Robert Laffont, 2011.

[17] Betsy Sparrow , Jenny Liu & Daniel M. Wegner, « Google Effects on Memory: Cognitive Consequences of Having Information at Our Fingertips ». Science 333(6043), pp. 776778, 2011.

[18] Edward Castronova, Synthetic Worlds, The University of Chicago Press, 2005.