Opinions : Croquis mensuel de Pascal Francq – Février 2016
Pascal Francq

La gratuité a un coût

Internet change profondément notre accès à la culture. Armé de quelques mots-clés, on trouve un nombre incalculable de contenus culturels en ligne [A]  [A] La catégorie plus générale de «contenus en ligne» comprend en plus les applications en ligne fournissant des services, dont certaines sont des médiateurs de contenus culturels. Ainsi, un site de lecture en continu de musique (application en ligne) permet aux internautes d’écouter des chansons (contenus culturels). Dans une première version de ce billet, j’avais utilisé l’expression «contenus synthétiques symboliques». Mais après plusieurs remarques, je me suis rendu compte que celle-ci compliquait la lecture. J’ai donc privilégié une expression plus usuelle. (journaux, livres, musique et films) en suivant l’un ou l’autre hyperlien proposé, le tout généralement sans payer.
Cette facilité a progressivement rendu cet accès quasi illimité naturel. Là où les premiers internautes étaient fascinés par un contenu culturel accessible d’un simple clic, la masse des usagers aujourd’hui pestent dès qu’ils ne trouvent pas rapidement ce qu’ils recherchent. Et pas question de débourser un centime !
Tout apparaît comme si internet avait fait disparaître les coûts de production, alors qu’il se contente de limiter les coûts de distribution (ce qui est en soi déjà révolutionnaire). Pourtant, toute création de contenu (culturel ou non) implique du travail, surtout quand elle est de qualité. La culture du gratuit qui s’est installée pose donc la question du financement des contenus culturels de qualité.

La difficile adaptation des médias matériels

L’industrie du disque illustre sans conteste les difficultés des acteurs traditionnels. Alors que les revenus atteignaient $ 38 milliards (€ 34,6 milliards) dans les années 90, ils décrurent à $ 16,5 milliards (€ 15 milliards) la décennie suivante [1]. Le piratage, notamment l’utilisation des applications peer-to-peer, contribue en partie à ces pertes.
Le recul des ventes physiques s’explique aussi par d’autres facteurs (diminution de la part des budgets des ménages dédiée à la culture, fuite de fans devant l’importance prise par le marketing, etc.) [2, 3]. Certains avancent même que les concerts et le merchandising deviennent la principale source de revenus, les albums étant relégués au rang de simples produits d’appel [4]. C’est sans doute vrai pour les «stars», mais pour le reste, les «années dorées» 1970-1990, caractérisées par une massification des auditeurs, semblent terminées.
Les études menées depuis plusieurs années par le Pew Research Center sur la presse écrite américaine montrent que la situation est pire pour ceux qui défendent une presse critique et de qualité. Les revenus traditionnels (publicitaires, petites annonces et abonnements) ont non seulement plongé, mais ils sont loin d’avoir été compensés par les nouveaux revenus en ligne. En 2008, la presse américaine licencia 24.000 personnes alors que la française fera de même pour 2300 personnes en un plus tard [5].
Et il ne s’agit pas simplement «d’augmenter la productivité» en faisant mieux avec moins, puisqu’on assiste à une précarisation des journalistes par l’utilisation accrue de pigistes. Les études mettent aussi en évidence une diminution des correspondants étrangers et une moindre couverture des événements internationaux. Voilà qui encouragera certainement le renforcement du repli sur soi actuel dans nos démocraties occidentales.
Montrés du doigt, les fournisseurs de services en ligne [B]  [B] Les fournisseurs d’accès, en proposant des débits disponibles de plus en plus importants à des prix toujours plus bas, contribuent évidemment à l’envie de consommation en ligne des internautes. En pratique, il suffit aujourd’hui souvent de quelques heures pour télécharger un film ou une saison entière d’une série télévisée. rétorquent que les acteurs traditionnels défendent leurs rentes et ne se montrent pas assez inventifs pour exploiter intelligemment internet et développer des modèles économiques innovants. Pour le dire autrement, internet n’affecterait en rien la valeur ajoutée structurelle des contenus culturels en ligne. Il offrirait au contraire des opportunités nouvelles pour la capter. Spotify affirme ainsi avoir versé $ 3 milliards (€ 2.7 milliards) en droits d'auteurs [C]  [C] Site Web officiel consulté le 24 février 2016. depuis sa création.

Une accessibilité des contenus culturels accrue

On ne peut nier qu’internet contribue à une plus grande accessibilité des contenus culturels. Quoi de plus emblématique que le tube planétaire «Gangnam Style» du chanteur sud-coréen Psy vu plus de deux milliards de fois sur YouTube ? La force d’internet réside en fait dans la multiplication des canaux reliant publics et contenus culturels.
En commençant par les canaux de distribution : longtemps, une visite physique (disquaires, librairies, cinémas, musées, etc.) était le passage obligé pour consommer [D]  [D] «Consommer» doit être pris ici dans son sens le plus neutre, et non comme l’expression d’une quelconque forme de marchandisation des contenus culturels (sur laquelle je reviens plus loin dans ce billet). des contenus culturels. Aujourd’hui, entre les plates-formes de diffusion en continu et/ou d’achats en ligne ainsi que les diverses visites immatérielles, les canaux de distribution explosent.
De même, les canaux de communication foisonnent. La présence sur internet, et singulièrement sur les réseaux sociaux en ligne, améliore la visibilité des créateurs et facilite les contacts, plus ou moins directs, avec leurs publics. Le cas des Arctic Monkeys, même s’il reste l’exception, est souvent cité pour illustrer comment une mobilisation en ligne par des fans peut mener à faire connaître des artistes au grand public.
Internet voit également la prolifération des canaux de médiation. De fait, c’en est fini d’une médiation réservée à quelques acteurs seulement (disquaires, critiques «traditionnels», etc.). Non seulement, n’importe qui peut participer à la médiation d’un contenu culturel – par exemple à travers son blog, sa page Facebook et/ou son compte Twitter – mais les algorithmes (classement, suggestions, etc.) occupent une place toujours plus centrale dans nos habitudes de consommation.
À cela s’ajoute une création de contenus culturels parfois facilitée par l’informatique. Ainsi, de nos jours, un «simple» ordinateur et quelques logiciels suffisent pour composer un morceau de musique et l’enregistrer dans son salon. Ensuite, internet en permet la diffusion hors des filières «traditionnelles».

La réalité des revenus des créateurs

S’il est indiscutable que certains créateurs s’en sortent très bien, ce n’est pas forcément le cas pour tous. D’abord parce que certains canaux de distribution, notamment les plates-formes de téléchargement illégal, ne reversent rien aux ayants droit des contenus culturels distribués.
Depuis que le piratage des bandes dessinées se développe (celles-ci sont d’abord scannées puis mises en ligne), certains auteurs voient, par exemple, leurs revenus baisser de 30%. Concrètement, plusieurs auteurs (et éditeurs) n’osent plus monter des projets ambitieux de peur de perdre de l’argent. Or, avec l’avènement du multimédia, de nombreux projets innovants demandent des investissements non négligeables.
Mais les plates-formes de diffusion légale posent également question, comme le montrent celles spécialisées dans la musique. Elles rémunèrent les ayants droit aux alentours des 0,17 centimes d’euro par écoute [7]. Certes, une chanson écoutée cent millions de fois pas an (par exemple 2 millions internautes qui l’écoutent 5 fois par mois) génère un très confortable revenu de 170.000 €/an. Mais combien de chansons sont concernées ?
La plupart des plates-formes proposent en effet aujourd’hui un catalogue gigantesque pour un faible montant forfaitaire (typiquement 10 ou 20 € par mois). Si le consommateur a tout à y gagner, chaque contenu culturel individuel (chanson, film, etc.) se trouve un peu plus noyé dans une masse. Les probabilités d’écoutes multiples, véritables sources de revenus en ligne, s’amenuisent donc.
En réalité, internet impose son modèle économique, dans lequel les revenus sont principalement basés sur des volumes de ventes, aux contenus culturels. Le cas du système de publicité en ligne Google AdWords est illustratif. Chaque annonceur ne paye que quelques centimes d’euro par clic vers sa page Web, Google se rémunérant sur la masse totale des clics.
Mais est-ce un modèle adapté pour encourager les créateurs à produire des contenus culturels de qualité ? Ont-ils encore de réelles marges de manœuvre pour négocier leurs talents ? Ces questions méritent d’être posées.

La captation des acteurs du numérique

En fait, on assiste à un glissement dans la chaîne de valorisation des contenus culturels lorsqu’ils passent par les canaux du numérique. Désormais, les applications et les infrastructures prennent le pas sur les contenus culturels en ligne. Pour le dire autrement, les ingénieurs et informaticiens apparaissent parfois comme plus importants que les créateurs de contenus culturels !
Pour certains, la révolution du numérique est d’avoir quasi aboli le coût de stockage des contenus culturels en ligne par rapport à celui physique dans les rayons, ce qui permet d’accroître la diversité de l’offre [8]. C’est évidemment vrai. Pour autant, avec la multiplication des contenus culturels disponibles sur une même plate-forme et la diffusion rendue possible partout et sur différents supports (ordinateurs, smartphones, etc.), les coûts d’infrastructures et de logistique explosent.
À cela s’ajoutent les coûts de développement des algorithmes qui jouent un rôle fondamental dans les plates-formes en ligne. Leur croissance est en effet en partie liée aux algorithmes de profilage et de recommandations qui amènent leurs clients à consommer plus. Et ces plates-formes ajoutent sans cesse de nouvelles fonctionnalités connexes (biographies, évaluations en ligne, réservations de billets, etc.).
Ces développements informatiques nouveaux sont souvent une question de survie. Basés sur des méthodes complexes d’apprentissage automatique, ils nécessitent le recrutement continu de profils extrêmement pointus. La partie technique demande donc des investissements toujours plus importants, sans que cela apporte réellement quelque chose du point de vue artistique.
Il ne faut d’ailleurs pas s’inquiéter pour les entreprises numériques actives dans ce domaine puisqu’elles voient leur valeur exploser. En 2014, Apple rachète Beats Electronics, qui propose un service de lecture en continu de musique, pour $ 3 milliards (€ 2,2 milliards) [6].
De même, Spotify réussit en 2015 une levée de fonds de $ 400 millions (€ 364 millions), ce qui représente une valorisation globale de $ 8 milliards (€ 7,2 milliards) [6]. Rapportée au total de $ 3 milliards (€ 2.7 milliards) versés en droits d'auteurs [E]  [E] Site Web officiel consulté le 24 février 2016., cela signifie que la partie technique «vaut» quasi 3 fois plus que les contenus culturels diffusés !

La baisse tendancielle de la valeur à l’unité des contenus culturels en ligne

Sachant que les dépenses en matière de contenus culturels tendent à ne pas augmenter (voire à diminuer) [3], les acteurs du numérique captent une part toujours plus importante de celles-ci au détriment de la production de contenus culturels proprement dite. De plus, quelques acteurs sont devenus à ce point incontournables qu’ils constituent un oligopole de fait.
Certains imposent ainsi les prix de vente des contenus culturels sur leurs plates-formes, typiquement 9,99 € pour un livre ou 0,99 € pour une chanson. En imposant des prix plancher à l’unité, ils cherchent bien évidemment à augmenter leur volume de ventes global. Mais ils mettent aussi tous les contenus culturels sur le même pied, et cela qu’ils soient de niche ou qu’ils visent un public plus large.
Le différend entre les journaux belges francophones et le service Google News est particulièrement exemplatif. Ce dernier reprenait des contenus des premiers sans les rémunérer tout en générant des revenus via ses publicités en ligne. Après avoir gagné leur procès en 2006, les journaux sont parvenus à un accord avec Google en 2012. Néanmoins, on peut se demander si les journaux s’y retrouvent réellement ou si la puissance de Google les a obligés à négocier. Il faut dire que, depuis 2011, Google ne référençait plus du tout ces journaux [9]
Entre les faibles forfaits demandés pour accéder à un catalogue quasi illimité, les coûts engendrés par la technique et les revenus des ayants droit grignotés par des acteurs sur-puissants, les contenus culturels voient leur valeur (d’échange) diminuer sans cesse dès lors qu’ils sont médiatisables par internet. Pire, la plupart des ayants droit, notamment les producteurs de contenus culturels, ne génèrent pas l’effet de masse suffisant pour compenser cette diminution à l’unité.

Le financement de la production de contenus culturels

Comme beaucoup, je défends un accès le plus libre et le plus large possible à la culture pour tous. Les contenus culturels sont sans doute ce qui caractérise réellement Homo Sapiens. Ce n’est pas un hasard si les spécialistes de la préhistoire utilisent les artefacts culturels produits par nos ancêtres (peintures murales, bijoux, etc.) pour comprendre nos origines.
Pour autant, dans le système capitaliste actuel, les contenus culturels sont également des marchandises. En effet, même si certains pays subventionnent de la création de contenus culturels, c’est souvent avec parcimonie, et tous ne le font pas. Nous savons depuis Aristote que toute marchandise possède non seulement une «valeur d'usage», mais également une « valeur d'échange» (son «prix») [10].
Depuis le XVIIIème siècle, les économistes ont établi que c’est le travail accumulé pour produire des marchandises qui fixe les rapports entre leur valeur d’échange. Un des apports de Karl Marx est d’avoir compris que ce travail était un «travail général abstrait» [11]. Pour le dire autrement, la valeur d’échange d’une marchandise est fixée par le nombre d’heures nécessaires en moyenne pour la produire.
Appliquons cela aux contenus culturels. La valeur d’échange d’un contenu culturel correspond au temps qu’un «artiste moyen» mettrait pour le créer. Autrement dit, en baissant la valeur d’échange d’un contenu culturel, on diminue le temps qu’un «artiste moyen» consacre à sa création.
Or, à part quelques exceptions qui marquent l’histoire artistique, produire un contenu culturel de qualité demande du temps. Je ne parle même pas ici des éventuelles ressources supplémentaires nécessaires [F]  [F] Les valeurs d’échange de toutes ces ressources sont également liées à un travail général abstrait. Par exemple, le prix d’échange d’un musicien (sa «rémunération») correspond au temps moyen nécessaire pour acquérir sa maîtrise artistique. En d’autres termes, en engageant des musiciens «moins chers», on engage des personnes qui ont consacré moins de temps à la maîtrise de leur(s) instrument(s). (matériels, techniciens spécialisés, etc.). Dès lors, la diminution structurelle de la valeur d’échange des contenus culturels en ligne risque fort bien d’impacter leur qualité. La presse écrite en est, malheureusement, la meilleure illustration.

Quelle chaîne de valeur pour les contenus culturels en ligne ?

Qu’on me comprenne bien, je n’attaque pas l’idée qu’internet doit permettre un accès à la culture à tous et à moindre coût, voire gratuitement. Je me demande simplement si la manière dont les choses sont structurées aujourd’hui est le meilleur chemin pour y arriver.
Ma crainte est qu’en rognant sur les revenus des créateurs, par le piratage ou par des modèles économiques issus d’un numérique peu avantageux pour eux, on finisse par détruire une certaine diversité puisque seuls les contenus culturels en ligne capables de générer un effet de masse sont rentables. Mais je n’ai pas de solution miracle…
Une plus grande prise de conscience du «grand public» quant aux enjeux liés à la production de contenus culturels m’apparaît dès lors indispensable. Je reste en effet convaincu que des démarches individuelles peuvent infléchir la tendance actuelle. Sans rejeter l’utilisation des grandes plates-formes, chacun pourrait combiner celle-ci avec des habitudes de consommation plus équitables pour les créateurs, par exemple en maintenant un certain budget d’achats et en passant aussi par d’autres canaux de distribution.
Il serait sans doute également pertinent de renforcer «l’éducation artistique» des citoyens pour mieux les sensibiliser. Différentes initiatives visant à mettre en relation contenus culturels et publics existent et doivent être encouragées. Je pense aussi que la réintroduction de cours dans les écoles (musique, dessin, théâtre, etc.), en collaboration avec des professionnels, serait importante.
Une autre piste possible serait de taxer davantage les activités en ligne médiatisant des contenus culturels pour augmenter ensuite les subventions accordées pour la création. Cela demanderait évidemment d’apporter une réponse satisfaisante à la question de l’affectation de ces nouveaux subsides (qui ? comment ? combien ?). Mais surtout, cela pose le problème des multinationales détentrices des plates-formes les plus populaires, qui éludent en grande partie les impôts dans les différents pays où elles exercent [12]. Mais ceci est une autre histoire…

Références

[1] Eric Pfanner, « Music Industry Reports a Rise in Sales, Crediting Digital », The New York Times, 2013.

[2] Mark Fox, « e-Commerce Business Models for the Music Industry », Popular Music and Society, 27(2), pp. 201–220, 2004.

[3] Martin Peitz & Patrick Waelbroeck,« An Economist’s Guide to Digital Music », Economic Studies, 51(2–3), pp. 359–428, 2005.

[4] Fred Goodman, « Rock’s New Economy: Making Money When CDs Don’t Sell », Rolling Stone, 2008.

[5] Marie Bénilde, « Qui veut encore financer la presse ? », Le Monde diplomatique, 57(671), p. 7, 2010.

[6] Ben Sisario, «Media Spotify’s Revenue Is Growing, but So Are Its Losses», New York Times, 2015.

[7] Pierre Breteau, « Streaming » musical : combien touchent les artistes ?», Le Monde, 2015.

[8] Chris Anderson, The Long Tail: Why the Future of Business is Selling Less of More, 2e éd., Hyperion, 2008.

[9] Philippe Laloux, « Google bafoue la neutralité du Net », Le Soir, 16 juillet 2011.

[10] Aristote, «La politique» dans Œuvres, Gallimard, Pléiade, 2014.

[11] Karl Marx, «Capital Livre 1» dans Œuvres Économie I, Gallimard, Pléiade, 1963.

[12] Organisation for Economic Co-operation and Development, «Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices», rapport, 2013.