Opinions : Croquis mensuel de Pascal Francq – Avril 2016
Pascal Francq

Kapitalismus Uber Mensch ?

C’est un euphémisme de dire qu’internet bouleverse nos vies, du moins lorsqu’on fait partie de la minorité privilégiée à disposer d’une connexion en permanence. Tous les domaines se trouvent impactés ; en particulier, les effets économiques se multiplient à mesure que des nouvelles applications apparaissent en ligne.
Derrière les mastodontes de l’économie numérique – tels Google, Facebook ou Apple – se cachent une multitude de jeunes pousses dont les valorisations boursières semblent défier toute rationalité. Parmi ceux-ci, une minorité prétend représenter une rupture avec l’ambition de fonder une «économie collaborative». Cette dernière se veut responsable, prétend lutter contre le gaspillage, et affirme parfois libérer les consommateurs de l’emprise de rentes existantes.
Mais cette économie collaborative soulève également de nombreuses questions. En témoignent les grèves des taxis contre la présence de Uber, l’une des entreprises les plus en vue se réclamant de celle-ci. À côté d’initiatives indiscutablement louables, on trouve également des entreprises qui remettent en cause les mécanismes de protection des travailleurs et la solidarité collective.

Le pitch

Pourtant, a priori, l’économie collaborative n’a rien de négatif : il s’agit de permettre aux particuliers d’échanger, de mettre à disposition et/ou de partager des ressources. Pourquoi acheter une nouvelle foreuse si on peut emprunter celle d’un voisin ? Est-il nécessaire de prendre systématiquement sa voiture si on peut effectuer certains trajets à plusieurs ?
Un petit livre, qui se veut avant tout un guide pratique, effectue un survol du continent des «applications collaboratives» [A]  [A] J’utilise le mot «application collaborative» pour décrire un dispositif socio-technique particulier qui permet à des groupes d’internautes de participer à l’économie collaborative. Une application collaborative se matérialise le plus souvent à travers un site Web et/ou une application pour appareils mobiles. [1]. La diversité des domaines abordés illustre le dynamisme actuel de l’économie collaborative ; l’auteure donne en effet de multiples exemples allant de l’aide à la cohabitation au financement participatif en passant par le troc, les achats groupés, le covoiturage, le partage de logement ou encore les bons conseils.
Il n’y a là rien de fondamentalement nouveau : les voisins se rendent des petits services depuis toujours. Mais la massification d’internet permet d’organiser une collaboration entre un beaucoup plus grand nombre de personnes en quelques clics seulement. Ainsi, si la vente d’objets de seconde main a évidemment existé de tous temps, l’application collaborative de vente aux enchères eBay revendique plus de 162 millions acheteurs actifs [B]  [B] Site Web officiel consulté le 24 avril 2016..
Dans un contexte de prise de conscience des ressources limitées de la planète et des ravages d’un certain capitalisme très peu régulé, l’économie collaborative apparaît comme une alternative. Une application collaborative comme La ruche qui dit oui, par exemple, met en rapport des groupes locaux de consommateurs (appelés «ruches») avec des producteurs locaux. De même, les applications collaboratives facilitant la récupération de vieux objets s’opposent au mode de consommation actuel.

Une troisième révolution industrielle ?

Pour certains évangélistes technologiques, les innovations numériques (internet, impression 3D, etc.) nous propulsent dans une nouvelle ère industrielle. Ils avancent notamment que celles-ci, en tendant à faire converger le coût marginal des marchandises et des transactions vers zéro, mettent les internautes-citoyens au cœur des processus économiques.
Pour rappel, le coût marginal est le coût supplémentaire associé à la production de la dernière marchandise. Prenons un service de lecture de musique en continu disposant d’un catalogue de 100.000.000 de morceaux. Le coût marginal représente l’investissement que le fournisseur devrait effectuer pour proposer 100.000.001 morceaux. Il est évident que ce coût marginal est extrêmement faible.
Le phénomène de la «longue traîne» en est l’une des conséquences. La mise à disposition d’une masse de contenus et d’objets de niche ne pose en effet plus de problèmes [2]. Là où le stockage physique imposait des limites (par exemple un magasin de seconde main ne propose qu’un nombre limité d’objets), internet offre un étal illimité (des millions d’objets sont en vente sur eBay).
On mesure immédiatement les effets de levier : en cherchant, par exemple, des covoitureurs au sein d’une grande agglomération plutôt que parmi ses voisins, on multiplie les chances de trouver souvent une alternative à l’utilisation individuelle de la voiture, surtout quand cela se fait en quelques secondes.
Certains vont plus loin [3]. Grâce à l’impression 3D et aux énergies renouvelables (qui seraient à portée des particuliers avec les éoliennes et les panneaux solaires), l’économie collaborative finirait par dépasser le capitalisme. Les algorithmes actuels, traitant de grandes quantités de données, permettraient, de plus, d’optimiser l’utilisation des ressources. Ainsi, en comparant les parcours journaliers de différentes personnes (grâce à leur smartphone), des outils informatiques peuvent identifier celles qui pourraient covoiturer.
Plus globalement, la mise en réseau de centaines de millions d’internautes offre une infinité de possibilités de collaborations. On parle d’ailleurs d’un effet de réseau pour indiquer que les collaborations sont d’autant plus nombreuses que le nombre de personnes interconnectées est grand. La «loi de Metcalfe» est souvent citée [4] : elle postule que la «valeur» d’un réseau social en ligne évolue de manière quadratique par rapport à la sa taille.

Les multiples motivations des internautes

Pour autant, on pourrait se demander quelles sont les motivations réelles des internautes qui participent à cette économie collaborative. Il est évidemment impossible de dresser un catalogue complet, mais il me semble que l’on peut identifier principalement deux catégories de motivations.
Tout d’abord, il est évident que des internautes ont des motivations altruistes. Il s’agit pour l’essentiel de s’engager dans un projet ou pour une cause. Ainsi, un internaute sensible à la lutte contre gaspillage utilisera les applications collaboratives qui préservent les ressources (par exemple en partageant un potager). De même, des internautes voulant recréer du lien social trouveront une multitude d’applications pour construire un projet commun (comme les habitats groupés).
On retrouve en fait ici l’éthique des hackers [C]  [C] Les hackers ne sont pas des criminels informatiques, mais des passionnés d’informatique qui défendent des idées de partage des outils informatiques et de libre accès aux informations. qui marque l’histoire de l’informatique [5, 6]. Ils forment des collectifs qui partagent les logiciels développés et les améliorent ensemble. Les logiciels libres et open source, qui forment l’architecture logicielle d’internet, sont développés par des internautes éparpillés aux quatre coins du monde. Ce type d’engagement est rendu aujourd’hui possible à tout un chacun grâce à la simplicité des applications collaboratives.
De nombreux chercheurs avancent d’ailleurs que les technologies numériques favorisent de nouvelles formes de mobilisation (notamment politique) dès lors qu’internet permet une diminution des coûts de participation, ainsi que de promotion d’identités collectives et de création de réseaux sociaux en ligne [7].
Mais on rencontre aussi, et peut-être avant tout, des motivations économiques : l’internaute cherche à accéder à des ressources. Les sites d’enchères, de covoiturage ou encore de financement participatif illustrent parfaitement cela. Comme le faisait remarquer une journaliste, «l’argent économisé en faisant le choix du covoiturage peut être utilisé ensuite pour un voyage en avion en Indonésie !» [8]. En d’autres termes, la motivation est parfois moins la préservation de la planète qu’une consommation différente mais tout aussi destructrice.
L’économiste Mark Granovetter a étudié l’importance hors ligne des «liens faibles» (versus les «liens forts» familiaux et amicaux) dans l’accès aux ressources et aux informations [9]. Il a notamment montré qu’un universitaire obtient souvent son premier job grâce à quelqu’un qu’il ne connaît pas forcément bien, mais avec lequel un «lien faible» existe - comme le fait d’ être diplômé de la même institution d’enseignement supérieur. Ses conclusions se vérifient d’autant plus en ligne que le nombre de liens faibles explose.
Pour de nombreuses personnes, internet représente donc avant tout une infrastructure permettant de démultiplier des opportunités économiques. Certes, le fait de participer également à une économie collaborative teintée de révolution technologique et écologique joue certainement un rôle, au moins de posture. Mais cette motivation est sans doute rarement la première.

Les multiples motivations des fournisseurs d’applications collaboratives

Mais l’économie collaborative dépend également, et sans doute principalement, des applications collaboratives. Or, si proposer une «petite» application collaborative est relativement aisé, maintenir l’infrastructure matérielle et logicielle nécessaire pour héberger une application à vocation régionale, voire mondiale, demande des compétences et des moyens d’une tout autre envergure.
Certains fournisseurs d’applications collaboratives sont certainement avant tout des internautes en quête d’une participation équitable. La petite anecdote censée raconter l’émergence de telle application, en insistant souvent sur l’ineptie des solutions existantes et le caractère révolutionnaire de son créateur, fait d’ailleurs partie de l’attirail du storytelling de chaque fournisseur.
Mais, en pratique, ce sont souvent des entreprises commerciales qui proposent ces applications collaboratives. De plus, certaines sont cotées en bourse et s’insèrent donc dans le capitalisme que l’économie collaborative est supposée dépasser. Ainsi, la valorisation de Uber est de $ 50 milliards, celle de Airbnb est de $ 22,5 milliards, et celle de Blablacar est de € 1 milliard.
Bien entendu, on peut combiner la rentabilité (réelle ou anticipée [D]  [D] Les marchés de l’économie du numérique se caractérisent souvent par le fait que le premier arrivant capte de manière définitive la plus grande part de marché. Dès lors, une entreprise leader dans son marché peut rester déficitaire pendant de longues années, les investisseurs pariant que, lorsque le marché s’accroît (parce que plus d’internautes utiliseront ce type de services), les bénéfices seront alors gigantesques.) d’une application collaborative et un certain intérêt général. Ainsi, les marges générées par La ruche qui dit oui permet d’engager une personne à temps plein par «ruche».
Néanmoins, une étude attentive de certaines applications collaboratives montre que ce n’est pas forcément toujours le cas.

Le cas Uber

Aucune application n’incarne aussi bien certains des dangers de l’économie collaborative que UberPop. Pour rappel, il s’agit de mettre en relation des particuliers cherchant un transport et d’autres qui proposent d’utiliser leur voiture personnelle pour jouer les taxis, Uber ponctionnant une commission sur chaque course.
Tout bénéfice a priori pour les consommateurs : les taxis sont chers et en nombre insuffisant dans plusieurs grandes villes. Grâce à UberPop, on peut trouver un «taxi» moins cher. De plus, les utilisateurs notent chaque chauffeur, ce qui augmente la qualité du service proposé.
Dans certaines villes, les taximen ont réagi, parfois violemment. Ils dénoncent, à juste titre, une concurrence déloyale. Ils rappellent notamment qu’ils doivent acheter une licence spéciale qui coûte parfois plusieurs dizaines de milliers d’euros. Ils sont parfois également soumis à des contraintes supplémentaires (comme ne pas avoir de casier judiciaire).
En sa drapant dans l’étendard de l’intérêt général, les dirigeants de Uber affirment au contraire combattre une insupportable position de rente des taximen. Et certains des particuliers qui jouent au taxi déclarent, à bon droit également, qu’en interdisant UberPop, on leur enlève un salaire correct qui leur permet de vivre décemment dans des zones de désert socio-économique.
Néanmoins, il n’est guère équitable de mettre en concurrence deux sprinters dont l’un est lesté d’un sac de 20 kg. Si on peut critiquer la manière dont les taxis fonctionnent, il n’est pas normal d’imposer aux uns des contraintes auxquelles les autres ne sont pas soumis : changeons alors les dispositions légales (coût des licences, plafond dans la taille des flottes, etc.) !
Mais si on dispense tous les taximen des coûteuses licences, ils pourront aligner leur prix sur ceux des «taxis Uber». Et si on ne plafonne plus le nombre de taxis, ils seront tous soumis à une forte compétition. Certes, cela contribuera à diminuer encore les coûts, mais cela finira aussi par rogner les revenus de tous, y compris des «taxis Uber». Avant sans doute d’être tous remplacés par des voitures automatiques…

L’uberisation de la société

Il ne s’agit pas ici de stigmatiser la seule entreprise Uber. L’application collaborative Airbnb, spécialisée dans la location d’appartements privés pour de très courtes périodes, parfois une nuitée seulement, fait une concurrence déloyale similaire aux hôtels.
D’autres vont plus loin. L’application collaborative Amazon Mechanical Turk se propose de mettre en relation des particuliers postant des tâches simples à effectuer (telles identifier des personnes sur des photos) et des internautes qui les réalisent pour une somme fixée [E]  [E] Il s’agit souvent d’une manière d’effectuer un grand nombre de tâches pour lesquels des algorithmes les effectuant de manière efficace ne sont pas encore développés.. Mais les tâches sont souvent simples et sans intérêt (par exemple trouver les trois meilleurs albums d’un groupe), et les récompenses sont régulièrement d’un centime [11].
De plus, il ne faut guère que quelques secondes plus effectuer certaines tâches. Or chaque tâche fait l’objet d’une transaction individuelle. Donc, si un internaute traite quatre photos pour y identifier une personne pour le compte d’un autre, cela correspond à quatre contrats séparés. En d’autres termes, certaines applications collaboratives donnent la possibilité d’établir des contrats de travail de quelques secondes seulement !
Depuis l’industrialisation, on s’est battu pour que le travail soit légalement encadré (journées limitées, jours de congé et de maladie, etc.). Il s’agissait, et c’est toujours le cas, de rééquilibrer une situation où les uns disposent du choix d’engager, alors que les autres sont obligés de travailler. Une partie de l’économie collaborative semble remettre ces acquis en question. C’est d’autant plus vrai à cause de la diversité des applications collaboratives mettant en relation des détenteurs de travail et ceux qui disposent d’une force de travail, parfois pour des jobs de très courte durée. Certains économistes affirment même que près de la moitié des travailleurs des pays occidentaux seront des indépendants d’ici quelques années. Il n’est pas certain qu’ils disposeront tous des mêmes revenus que les professions libérales aujourd’hui…
Pendant ce temps-là, des entreprises comme Uber ou Amazon voient leur valorisation augmenter à mesure qu’elles dérégulent les différentes dispositions sociales et légales en vigueur dans les endroits où elles déploient leurs applications. En réalité, on retrouve le phénomène déjà signalé dans mon billet sur la culture à l'ère numérique : ce sont surtout les entreprises du numérique qui captent la majeure partie de la valeur créée - d’autant plus qu’elles se montrent souvent également très habiles pour massivement éluder l’impôt.

Le juste milieu

Mon objectif n’est pas de détruire les nombreuses applications collaboratives parfois géniales qui existent déjà. Il ne fait aucun doute que beaucoup sont utiles, et que certaines doivent être encouragées. Je souhaitais simplement contrecarrer un discours techno-déterministe dominant qui voudrait nous les représenter toutes comme des bienfaits auxquels seuls des conservateurs dépassés s’opposeraient.
On peut d’ailleurs se demander si l’économie collaborative n’est pas réservée à une élite. Il faut en effet souvent disposer de certains compétences pour, par exemple, détecter des bonnes affaires en ligne ou maîtriser des aspects légaux pour des projets d’habitats groupés. De même, si on partage les objectifs de la La ruche qui dit oui, ses prix parfois plus élevés en limitent l’accès à une minorité.
Il convient surtout de distinguer les applications collaboratives qui remettent en cause les règles sociales et légales, de celles qui ne le font pas. On ne peut pas utiliser comme seul critère d’utilité des coûts les plus bas possible pour les consommateurs, à moins d’accepter le travail des enfants dans le textile et la mise sur le marché de médicaments «miraculeux» sans tests cliniques rigoureux. Il est évident que des critères éthiques et sociaux doivent également être pris en compte.
Il me semble que le plus urgent est certainement de réguler les applications collaboratives qui posent question. Uber prépare déjà sa parade. L’entreprise propose ainsi à plusieurs grandes villes de partager les données qu’elle collecte sur les trajets de ses clients (permettant à ces villes de mieux connaître son trafic) en échange d’un droit d’y opérer.
Les technologies actuelles, notamment numériques, interrogent surtout la manière dont le travail est distribué. Avec une automatisation croissante de certaines tâches intellectuelles réservées auparavant à la classe moyenne, il est légitime de craindre un risque de déclassement généralisé. Il nous faut donc réfléchir d’urgence à une nouvelle manière d’organiser le travail. Mais ceci est une autre histoire…

Références

[1] Anne-Sophie Novel, La vie share : mode d’emploi: Consommation, partage et modes de vie collaboratifs, 2013.

[2] Chris Anderson, The Long Tail: Why the Future of Business is Selling Less of More, 2e éd., Hyperion, 2008.

[3] Jeremy Rifkin, The Zero Marginal Cost Society: The Internet of Things, the Collaborative Commons, and the Eclipse of Capitalism, Palgrave Macmillan, 2014.

[4] Carl Shapiro & Hal R. Varian, Information Rules: A Strategic Guide to the Network Economy, Harvard Business Press, 1999.

[5] Steven Levy, Hackers. Heroes of the Computer Revolution, Penguin Books, 1993.

[6] Pascal Francq, Internet: Tome 1, La construction d’un mythe, Editions Modulaires Européennes, 2011.

[7] J. Woody Stanley & Christopher Weare, « The Effects of Internet Use on Political Participation: Evidence From an Agency Online Discussion Forum », Administration & Society, 36(5), pp. 503–527, 2004.

[8] Céline Mouzon, «L’économie collaborative, un bon plan pour la planète ?», Alternatives Économiques, 350, 2015.

[9] Mark Granovetter, « The Strength Of Weak Ties », American Journal of Sociology, 78(6), pp. 1360–1380, 1973.

[10] Béatrice Parrino, «La révolution du capitalisme», Le Point, 2015.

[11] Pierre Lazuly, «Télétravail à prix bradés sur Internet », Le Monde diplomatique, 53(629), pp. 16–17, 2006.