Opinions : Croquis mensuel de Pascal Francq – Octobre 2017
Pascal Francq

Pour une légitime taxation des géants du Net

Différents scandales récents, le LuxLeaks étant sans doute le plus connu, montrent comment les multinationales exploitent l’optimisation fiscale, et conviennent de petits arrangements avec des administrations bien peu regardantes, pour échapper à une légitime taxation.
L’attention du public se focalise dernièrement sur les géants du numérique, dont les fameux «GAFA» (Google, Apple, Facebook et Amazon). Vu que ces derniers sont omniprésents dans nos vies, nous consacrons un temps considérable à contribuer à leur rentabilité. En commençant par la visualisation inconsciente des publicités présentées autour de nos recherches ou sur notre mur.
Pire : ces grandes entreprises profitent de la compétition fiscale entre les responsables politiques. Il suffit de voir comment les villes se battent lorsque Amazon annonce vouloir investir $5 milliards dans la construction d’un nouveau siège en Amérique du Nord [1].
Je ne crois pourtant pas à une fatalité. Des modèles de taxation peuvent être développés et des moyens existent pour les appliquer. Mon impression est que la fascination, parfois légitime envers l’innovation réalisée, couplée avec l’absence de compréhension privent beaucoup de gouvernements de réelle motivation.

L’émergence de l’hyper-globalisation

La globalisation économique ne constitue évidemment pas une donne nouvelle. Ainsi, lors de la «découverte» des continents américains au XVème siècle, l’abondance d’or provenant des nouvelles colonies entraîna une inflation importante en Espagne et impacta négativement son économie [2].
Mais la seconde moitié du XXe siècle bouleverse la donne avec l’émergence de ce que j’appelle une hyper-globalisation. Celle-ci s’articule autour de deux révolutions technologiques [A]  [A] On pourrait certainement y ajouter aussi une révolution idéologique avec le néolibéralisme économique érigé en pensée dominante à la suite de la chute de l’URSS..
D’abord, une révolution des transports (conteneurs, canal de Suez, avions cargos, etc.) qui facilite un transport des marchandises rapide et moins cher. Ensuite, une révolution informatique (internet, big data, etc.) qui permet le traitement automatique des données et assure une communication instantanée entre des points situés aux antipodes du globe.
Manuel Castells a notamment montré comment l’ancienne économie industrielle s’est transformée en une «économie informationnelle» [3]. La production s’organise désormais en réseaux dans lesquels quelques gros acteurs imposent leurs conditions à une majorité de petits (comme ces ateliers de confection du Bangladesh).
Internet contribue à cette restructuration de la sphère économique. L’un des ses impacts est la disparition sans cesse grandissante du nombre d’intermédiaires. Nous effectuons de plus en plus d’achats en ligne et non dans des magasins physiques comme des libraires ou des disquaires.

Une difficile taxation à l’ère de l’hyper-globalisation

Cette hyper-globalisation favorise notamment l’émergence de mastodontes économiques : dès lors que le marché mondial est à portée de clics et de moteurs à réaction, les entreprises deviennent de facto mondiales.
Pour mieux occuper le terrain et chercher à réduire de coûts, la chasse aux économies d’échelle est ouverte. Cette double tendance explique la multiplication des rachats et des regroupements industriels.
La taxation des entreprises souffre depuis toujours de la globalisation économique, notamment via les mécanismes de transfert de bénéfices. Concrètement, une filiale (ou la maison mère) facture à d’autres filiales du même groupe en échange de services (tels l’informatique) ou d’actifs intellectuels (comme des brevets).
Euro Disney exemplifie cette pratique. Le parc d’attractions en région parisienne paie des royalties à Disney pour utiliser la propriété intellectuelle de cette dernière (notamment les personnages).
En décidant de ne pas appliquer une double taxation [B]  [B] L’idée étant qu’une entreprise ne soit taxée qu’une fois par vente (généralement dans le pays où celle-ci s’est produite). Un constructeur automobile allemand n’est ainsi pas taxé en Allemagne sur la vente de voitures aux États-Unis., les États favorisent le commerce international et le développement des entreprises. Mais de nombreuses multinationales profitent de cette disposition et rechignent à payer des impôts en rapport avec leurs activités réelles [4].
Ainsi, malgré les 50 millions de visiteurs depuis le début de Disneyland Paris, Euro Disney reste toujours déficitaire. En cause notamment les montants disproportionnés demandés par Disney pour sa propriété intellectuelle [C]  [C] Ce mécanisme permet effectivement un transfert de revenus non taxés entre la France et la maison mère puisque ces montants sont déduits du chiffre d’affaires (avant impôts donc).. Pourtant, l’État français avait donné gratuitement 1.945 hectares de terrain et dépensé des millions d’euros pour construire des infrastructures [5].
Un numéro de Cash investigation rapporte que l’État français a renouvelé son parc informatique en logiciels auprès de la filiale de Microsoft en Irlande connue pour sa faible imposition. En effet, officiellement, Microsoft France ne s’occupe que de promotion et pas de ventes…

Une taxation plus difficile encore à l’ère de l’hyper-connectivité

Internet renforce cette tension. Non seulement par l’émergence de nouveaux oligopoles, mais aussi pour des raisons structurelles propres à la nature dématérialisée de nombreuses marchandises. Lorsque l’on fait une recherche sur Google Search ou qu’on consulte son mur Facebook, on ne manipule pas d’objets matériels [D]  [D] Dans le cas de Microsoft, même si ce sont bien des logiciels qui sont vendus (par définition immatériels), il y a bien une dimension matérielle des marchandises faisant l’objet d’une transaction (boîtes, livres, CD d’installation, etc.)..
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) identifie trois problèmes majeurs liés à la taxation des entreprises dans le contexte en ligne [6].
Le premier est la possibilité pour une entreprise d’impacter une économie nationale, via de gros volumes de transactions en ligne avec des résidents, sans être physiquement établie dans le pays. Elle échappe ainsi aux taxes et aux réglementations locales. Uber ou encore Airbnb illustrent cela.
Le deuxième problème est la difficulté d’attribuer de la valeur aux données géolocalisées générées à travers les services en ligne. Prenons Google ou Amazon : le profilage de leurs utilisateurs leur permet de placer des publicités ciblées (Google) et de suggérer des achats potentiels (Amazon).
Ces géants du numérique génèrent donc des revenus grâce aux données récoltées partout. Il serait logique qu’une fraction de ces revenus soit taxée dans les différents pays à partir desquels ces données sont collectés, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Enfin, la qualification des bénéfices issus de modèles économiques nouveaux représente le dernier enjeu. Illustrons cela avec Dropbox qui propose un espace de stockage en partie gratuit. Sa «stratégie Freemium» consiste à faire payer une fraction des utilisateurs si ceux-ci désirent stocker plus [E]  [E] En pratique, n’importe qui peut disposer gratuitement d’un espace de stockage limité. Pour obtenir un espace plus important («mode premium»), il faut commencer à débourser.. Son activité «gratuite» résulte donc bien de transactions commerciales, et devrait sans doute être taxée.
Ces spécificités propres à internet combinées avec l’optimisation fiscale permettent aux géants du numérique de payer très peu d’impôts. Airbnb ne s’acquitte actuellement que de 92.944 € d’impôts en France [8]. En Europe, les taux d’imposition de Google varient entre 0,36% et 0,82%, alors que ceux de Facebook oscillent entre 0,03% à 0,1% [9] !

Une typologie technique des services en ligne

Pour imaginer de nouvelles pistes afin de taxer les géants du numérique, et éventuellement des mécanismes coercitifs pour les appliquer, il convient d’abord de comprendre la nature des services en ligne. Dans ce contexte, il me semble utile de distinguer trois types.
Tout d’abord, je désigne par services purement immatériels ceux qui n’impliquent qu’un échange de données entre deux machines situées dans des «zones économico-légales [F]  [F] Par «zone économico-légale», j’entends une zone géographique et économique régie par un ensemble cohérent de dispositions légales et soumise à un pouvoir politique intégré. L’Union européenne ou les États-Unis sont des exemples.» différentes (l’ordinateur du client et le serveur du fournisseur). C’est le cas, par exemple, de Dropbox.
Pour assurer une réactivité constante lorsque le volume de transactions en ligne augmente, certains fournisseurs dupliquent une partie des données localement [G]  [G] L’idée étant qu’en copiant les données nécessaires au plus près des utilisateurs, on diminue la circulation de celles-ci sur les grosses «autoroutes de l’information» de plus en plus engorgées (telles les câbles sous-marins transatlantiques) et qu’on maintient ainsi des délais d’échange de données très faibles.. Google dispose ainsi de plusieurs centres de données. J’appelle cela des services purement immatériels avec relais.
Enfin, je pense qu’on peut aussi distinguer les services hybrides où il existe une dimension matérielle dans les interactions avec les utilisateurs. Amazon dispose ainsi d’entrepôts partout et ses colis circulent dans les différents pays. De même, les taxis d’Uber sont bien faits d’atomes.

Deux principes d’équité d’imposition

Dans mon livre blanc sur la régulation d’internet, j’avançais deux principes généraux en matière de taxation des activités en ligne [10].
Le premier principe stipule que tous les États qui abritent des parties impliquées dans une transaction en ligne taxent une part des revenus générés par celle-ci. Pour ne pas brider de jeunes pousses, on fixerait un seuil minimal de transactions à partir duquel cette taxe s’appliquerait.
Notons que la légitimité d’une telle taxe repose en partie sur le fait qu’une transaction en ligne implique des dépenses par tous les États. Ceux-ci permettent notamment l’engagement d’actions légales en cas de litiges, ce qui induit effectivement des dépenses publiques dans l’intérêt général.
Le second principe est que la part des revenus taxés par les États doit refléter l’asymétrie des coûts des fournisseurs. Reprenons l’exemple de Dropbox. Tous ses coûts sont localisés aux États-Unis où se trouvent ses serveurs. La part du lion doit donc revenir ici aux États-Unis.
Ce dernier principe apparaît compliqué à mettre en place surtout pour les services purement immatériels. On pourrait définir une part minimale par défaut à imposer par un pays sur un revenu généré par une transaction en ligne.
En pratique, il est probable que les pays adopteraient des grilles forfaitaires dont les niveaux de taxation varieraient en fonction du type de services et du volume de transactions en ligne. Même avec de faibles niveaux, les géants du numérique paieraient plus qu’actuellement.

Le mythe du risque bureaucratique

Je vois déjà les lobbyistes «pro business» de tous les pays s’unir pour dénoncer une inflation bureaucratique. Demander aux fournisseurs d’effectuer les démarches auprès d’autant d’administrations signerait leur arrêt de mort et tuerait tout progrès par la même occasion !
Mais celles-ci disposent déjà des données numériques pour connaître exactement la répartition de leurs revenus entre les différents pays. Non seulement nous précisons notre pays lors de l’inscription en ligne, mais les adresses IP [H]  [H] Pour rappel, lorsqu’un utilisateur échange des données avec un serveur distant (résultats d’une recherche, musique, courriels, etc.), il le fait avec une adresse IP qui identifie de manière univoque sa machine au moment de cet échange. Or, les propriétaires des ces adresses IP sont connus ainsi que le pays d’où elles sont utilisées. utilisées lors des transactions fournissent aussi cette information.
Nous savons bien que les revenus des fournisseurs du numérique découlent en grande partie de l’exploitation des données issues de l’utilisation de leurs services en ligne. On n’est donc pas du tout dans le cas d’une PME «classique» qui serait obligée de déployer à grands frais un système ad hoc.
Dès lors qu’elles disposent de banques de données reprenant tous les détails sur les habitudes de consommation de leurs utilisateurs, une simple requête suffit à un fournisseur de services en ligne pour extraire les revenus générés par pays.
Une organisation comme l’OCDE pourrait concevoir un format électronique standard d’échange avec les administrations fiscales. Pour une entreprise numérique, extraire les données dans un tel format électronique et l’envoyer aux différents pays ne serait pas une chose compliquée.
En retour, les différents pays enverraient un avis d’imposition annuel avec les détails de paiement. Pour éviter toute mauvaise surprise, les entreprises pourraient payer un montant anticipatoire mensuel et se voir régulariser à la fin de l’année fiscale. Un mécanisme qui existe pour les indépendants.
Comme expliqué ci-dessus, dans un premier temps au moins, il s’agira sans doute d’appliquer une grille de taxation fixe par pays. Une mise en ligne d’une telle grille ne serait non seulement pas difficile, mais elle permettrait aussi aux entreprises de calculer automatiquement ce qu’elles devront payer.

Mieux adopter nos systèmes légaux au contexte numérique

En parallèle, les États doivent également adopter de nouvelles dispositions légales. Il faut prendre en compte que le numérique en général, et internet en particulier, impliquent de nouveaux rapports sociaux, que ce soit entre employeurs et employés, ou dans la nature même de certains métiers.
Depuis la généralisation du salariat, qu’il soit direct ou indirect [I]  [I] De nombreux travailleurs (notamment des cadres) travaillent avec un statut d’indépendant en multipliant les missions auprès de clients différents (parfois un seul). Pour autant, ces travailleurs relèvent de ce que je nomme le salariat indirect. En effet, dans le cadre d’une mission, il existe toujours une relation d’autorité entre ces travailleurs et ceux qui les paient., les liens d’autorité se sont longtemps limités aux relations hiérarchiques au sein d’une même structure juridique (société, administration, école, etc.). Pourtant, à l’heure du numérique, ces liens se matérialisent aussi au travers de transactions numériques.
Uber joue évidemment sur cette ambiguïté juridique. Officiellement, il «se contente» de mettre en relation des clients avec des chauffeurs de taxis privés. Pourtant, en imposant via son application quel chauffeur prend quelle course et pour quel tarif, Uber établit bien un lien d’autorité.
La réduction des coûts nécessaire à proposer certains services représente un autre aspect social. De nos jours, un simple site Web suffit pour toucher des clients potentiels du monde entier. Certaines activités qui demandaient auparavant des moyens importants deviennent dès lors accessibles.
Prenons l’hébergement à une clientèle de passage. «Avant», pour que les clients puissent réserver, il fallait quelqu’un près du téléphone toute la journée. Un investissement que seul un hôtel louant plusieurs chambres amortissait. Aujourd’hui, Airbnb permet de louer un bien en quelques clics.
Dans ce contexte, il faut éviter que certains acteurs bénéficient d’un avantage compétitif illégitime (tels les utilisateurs d’Airbnb qui échappent aux réglementations appliquées aux hôtels). Cela passe par une redéfinition de certains métiers (celui de l’hôtellerie dans notre exemple).
Les exemples de Uber et Airbnb montrent que les autorités locales commencent à réagir. De plus en plus de villes prennent des dispositions pour réglementer les «taxis Uber» et encadrent la location de biens via Airbnb. Idéalement, des lois globales plus adaptées seraient plus efficaces.

Est-il réaliste de vouloir taxer les géants du numérique ?

On peut se demander si les États disposent aujourd’hui des moyens pour appliquer de telles taxations. Comme esquissé dans les paragraphes précédents, je pense qu’on peut imaginer une mise en œuvre qui, à défaut d’être parfaite, semble réaliste.
Je suis convaincu que les États sont en mesure de s’imposer face aux géants du numérique. Ils disposent aussi bien de leviers coercitifs que de possibilités juridiques.
Il apparaît urgent que les décideurs politiques appréhendent mieux le contexte «en ligne». L’impression générale est que, trop souvent, les spécificités de l’économie numérique échappent complètement au législateur. Il est vrai que le manque de recherches appliquées en la matière n’aide pas.
La typologie des services en ligne montre que les autorités d’une zone économico-légale disposent souvent d’un contrôle physique potentiel sur des éléments essentiels de la chaîne de valorisation des fournisseurs (entrepôts, serveurs, colis, taxis, etc.). Nous avons là un moyen de pression évident.
Mais des possibilités existent aussi pour les services purement immatériels. En Belgique, par exemple, certains sites favorisant le partage illégal d’œuvres protégées sont (quasi [J]  [J] On peut contourner l’interdiction avec certains outils spécialisés, mais la majorité des internautes ne savent pas les utiliser. De plus, de tels contournements induisent des échanges de données beaucoup plus lents, ce qui rendrait de nombreux services en ligne inutilisables en pratique.) inaccessibles. Des États démocratiques peuvent donc fortement restreindre l’accès à des services en ligne (et donc impacter les revenus générés) tout en garantissant les libertés d’expression et d’information.
Mon sentiment est que nous nous trouvons d’avantage face à un manque de volonté politique plutôt qu’à une impossibilité de taxer per se. Un manque de compétences sans doute. Une fascination combinée à un lobbying intense certainement. Mais ceci est une autre histoire…

Références

[1] Abha Bhattarai, «Amazon is seeking a home for its HQ2, a $5 billion second headquarters somewhere in North America», The Washington Post, 2017.

[2] Elvira Vilches, New World Gold: Cultural Anxiety and Monetary Disorder in Early Modern Spain, University of Chicago Press, 2010.

[3] Manuel Castells, La Société en réseaux. L’ère de l’information, 2e éd., Fayard, 2000.

[4] Organisation for Economic Co-operation and Development, Lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, rapport, 2013.

[5] Céline Mouzon, Disneyland Paris : l’heure des comptes, Alternatives économique, 313, 2012.

[6] Organisation for Economic Co-operation and Development, Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, rapport, 2013.

[7] Cécile Ducourtieux, «Taxation des GAFA : l’Union européenne désunie», Le Monde, 2017.

[8] Grégoire Elkouby, «Paris et Berlin unis pour taxer les GAFA», Alternatives économique, 371, p. 46, 2017.

[9] Christian Chavagneux, «Comment faire pour que les Gafa paient l’impôt sur les sociétés en France», Alternatives économique, 372, p. 7, 2017.

[10] Pascal Francq, Neutrality in internet regulation: three regulatory principles, essai technique, Paul Otlet Institute, 2015.